LA DANSE TRADITIONNELLE
CHEZ LES ACADIENS DE L'ÎLE-DU-PRINCE-ÉDOUARD

Georges Arsenault

        Un des plus anciens témoignages qui mentionne la danse chez les Acadiens de l’Île date de 1770. Il s’agit d’un commentaire que le révérend William Drummond, un ministre presbytérien écossais en visite à l’Île, a écrit le 4 juin dans son journal lors de son passage à Princetown (Malpeque) où il a rencontré plusieurs Acadiens « who were very kind ». Le soir, il est allé veiller chez une famille acadienne où il a dansé : « At 9 went to another house where the French were convened, had a dance and spent the evening in jollity[i]

        Une autre observation nous amène au début des années 1800. Elle est de John MacGregor, un autre Écossais, qui a demeuré sur l’Île de 1797 à 1826 et qui semble avoir assez bien connu les Acadiens. Il est l’auteur de plusieurs livres dans lesquels il publie des récits de ses voyages qui comprennent plusieurs observations sur les moeurs des Acadiens de l’Île-du-Prince-Édouard. Dans son livre British America publié en 1832, il évoque leurs divertissements : “Dancing, fiddling, and feasting, at Christmas, at Mardi-Gras, before Lent, and feasting at or after Easter…”[ii]

        On peut bien se demander à quelles sortes de danses ces Acadiens s’adonnaient? Il s’agissait sans doute des danses que leurs ancêtres avaient apportées de France. Dans son guide pour l’enseignement des danses traditionnelles acadiennes dans les écoles intitulé Tous ensemble, l’ethnologue Barbara LeBlanc avance que les rondes et les branles d’origines françaises seraient les deux types de danse les plus anciens dans le répertoire acadien. Souvent, les danseurs chantaient pour accompagner ces danses. LeBlanc ajoute : « Les danses en rond, les danses en chaîne et les danses qui appartiennent à la famille de la contredanse semblent prédominer en Acadie et en Nouvelle-France jusqu’au milieu du 20e siècle.[iii]

Étant donné la rareté de documents, il est difficile, si non impossible, de décrire avec assurance les danses que les Acadiens de l’Île connaissaient aux 18e et 19e siècles. Elles ont sans doute évolué au cours des années, surtout lorsque les Acadiens ont commencé à fréquenter les Anglais, les Écossais et les Irlandais qu’ils avoisinaient.

Quelques rares témoignages publiés dans les journaux vers 1900 laissent croire que les jeunes ne s’adonnaient plus aux anciennes danses acadiennes, ou du moins que leur manière de danser avait changée. Dans un compte rendu d’une fête tenue à Tignish le 2 février 1898, pour célébrer le 87e anniversaire de naissance de Marie Arsenault (née Richard), un correspondant de L’Impartial livre un commentaire intéressant sur la danse exécutée par « les vieux et les vieilles » :



Après avoir participé à un somptueux souper qui aurait fait honneur à une noce, la réunion fut appelée à l’ordre et deux violons sous la touche habile de MM. Sylvain F. Buote et Benoit S. Arsenault signalèrent que l’on allait avoir une danse. En effet, on dansa ; mais ce ne fut pas de ces simagrées, de ces plongeons qu’on appelle danse moderne, où à force d’affectation on s’expose à tomber en syncope. Non, ce fut la vraie danse acadienne qui rend gai et qui donne du plaisir sans remords. Tous voulurent avoir leur tour. Les vieux et les vieilles dansèrent comme les jeunes. Aussi en plusieurs occasions remarquait-on les physionomies chagrines des demoiselles devenues blêmes de jalousies en constatant les mouvements cadencés des dames dépassant la soixantaine et la grâce avec laquelle elles faisaient honneur à la musique.[iv]



Danse-carree
Danse-carree_Polycarpe

        Quelques années plus tard, dans un autre compte rendu d’une fête, tenue le 2 février 1907 à Fortune Cove, dans la paroisse de Bloomfield, le correspondant est heureux d’écrire qu’on a fait revivre la danse ancienne, signe encore une fois que ce type de danse n’était plus à la mode : « Comme il leur semblait que c’eut été une affaire manquée, sans le renouvellement de vieilles coutumes, ceux et celles des plus âgés qui ne souffraient pas trop du rhumatisme exécutèrent quelques rigodons de danse à l’acadienne, en réminiscence du bon vieux temps…[v]

        Un intéressant article publié dans L’Évangéline, en 1893, en provenance de Rustico, nous rappelle la place que la danse occupait à l’occasion des noces. L’auteur nous apprend surtout comment de telles fêtes étaient dirigées afin de donner à tous ceux qui le désiraient le tour de danser.



Après le somptueux déjeuner, selon les coutumes acadiennes la danse commença, et continua toute la journée, excepté le temps consacré aux délicieux repas. On dansa aux accords du violon joué par M. Paul Poirier, qui, par son habilité et la haute réputation dont il jouit comme violoniste, rappelle surtout aux Acadiens, Michel du poème d’Évangéline. M. Firmin Gallant, bâton en main, choisissait ceux qui devaient remplacer les danseurs du moment; sous son habile direction pas un de ceux qui voulaient danser ne fut oublié et un frottement et battement de pieds continuels, mesurant la musique du violon, furent entendus avec plaisir par ceux qui avaient préféré prendre part aux jeux qu’on avait eu soin de procurer.[vi]



           Un autre article de L’Impartial, publié en 1904, suggère qu’à cette époque on distinguait encore à l’Île la danse acadienne de celles des autres groupes ethniques. Cet article traite du mariage d’ une Acadienne de Tignish, Marie-Rose Arsenault, à James W. Gillis, un Écossais de Greenmount. La soirée de la noce s’est déroulée chez les Gillis dans une ambiance multiculturelle : « Il y eut danse aux sons du violon et de la musique nationale écossaise (Bag pipe) par M. John Archy Gillis. La soirée se termine par des danses nationales des Écossais, Irlandais et Français.[vii] »

        Quelles étaient ces danses acadiennes? Malheureusement, les articles de journaux ne les décrivent pas pour la simple raison que la plupart des lecteurs du temps n’auraient pas eu besoin de descriptions. Il se peut qu’il s’agisse de ce qu’on appelait Les Quatre et Les Huit[viii]. Celles-ci étaient des danses giguées composées de quatre ou de huit danseurs, soit de deux couples ou de quatre couples selon la danse. Voici comment Michel LeClair (1897-1990) d’Urbainville décrit Les Quatre : « Les quatre étaient les quatre personnes qui dansaient le “set”. C’était comme une danse carrée yinque que les quatre personnes devaient stepper [giguer] tout au long de la danse[ix] »       

        Les Huit constituait une danse semblable aux Quatre. Elle se dansait encore pendant la jeunesse de Lucille Arsenault (1892-1996) d’Abram-Village. « Pour pouvoir danser cette danse, raconte-t-elle, il fallait tous savoir “stepper”, car on steppait pendant toute la danse[x] ». Malheureusement Michel LeClair et Lucille Arsenault ne donnent pas de détails sur les figures comprises dans ces danses.

        À Chéticamp, au Cap-Breton, on dansait aussi « Les Quatre » que certains nommaient les French Four. Selon Anselme Boudreau (1890-1991), cette danse consistait « à tourner en rond et à giguer[xi] » sans contact physique entre les danseurs et les danseuses[xii]. On dansait aussi à Chéticamp les reels à huit avec quatre hommes et quatre filles. Boudreau écrit que cette danse « était un peu comme la dernière figure d’une set ou quadrille d’à présent[xiii] ». Ce n’était cependant pas une danse giguée[xiv].

        Anselme Boudreau note que les « sets ou les quadrilles » ont seulement été introduits chez les Acadiens de Chéticamp au tournant du 20e siècle. Cela aurait aussi été le cas à Urbainville, dans la région Évangéline, selon Michel LeClair : « Les quadrilles n’ont pas commencé avant le début du 20e siècle. La première quadrille que j’ai vu danser était chez Octave Gallant d’Urbainville. C’était tout une affaire car tout le monde pouvait participer[xv] ». En effet, les gens qui ne savaient pas giguer pouvaient maintenant participer aux danses en groupe.

        Les danses carrées, avec ou sans câlleux, sont vite devenues populaires auprès de la jeunesse. Quand une danse était bien connue, les gens pouvaient l’exécuter sans qu’elle soit câllée. Il faut noter que dans la région Évangéline, on employait sans distinction les termes « square dance », « danse carrée » et « quadrille ».

        Il est intéressant de constater que chez les Acadiens de l’Île, même dans la région Évangéline, on ne câllait les danses qu’en anglais et on ne connaissait que les expressions anglaises pour les différentes figures[xvi].

        Dans la région Prince-Ouest (Tignish, Palmer Road), on dansait un quadrille qui n’était pas câllé. Il était composé de deux parties comprenant plusieurs figures. C’était la seule danse traditionnelle qu’on dansait dans les maisons et dans les salles. Du moins, c’est la seule dont on se rappelle aujourd’hui. Les « sets carrés » n’y étaient pas connus. Les gens d’au-delà de 65 ans savent encore faire cette danse.

        Le violon était l’instrument privilégié pour les danses traditionnelles, mais lorsqu’un violoneux n’était pas disponible, il arrivait qu’on exécute une danse au son d’un reel joué à l’harmonica ou même d’un reel turlutté.

        Dans la plupart des cas, les danses avaient lieux dans les maisons à l’occasion de noces et pendant les fêtes traditionnelles, surtout les jours gras. Dans certaines paroisses, comme celle de Palmer Road, où le curé n’était pas contre les soirées dansantes, on en tenait même à la salle paroissiale. Ces danses de groupe sont demeurées populaires jusqu’aux années 1950. À cette époque, les soirées de danses dans les salles se sont multipliées et diversifiées. Les danses populaires comme le jive ont vite déclassé les danses carrées et les quadrilles. Cependant, on a continué pendant de nombreuses années à faire quelques danses traditionnelles pendant ces soirées dansantes. Avec le temps, elles ont été réduites à une espèce de danse ronde comprenant quelques figures simples comme all hands around (le grand cercle), right hand your partner (la grande chaîne), swing (pirouette à deux), promenade et le basket (le panier).

       Il est dommage que les documents et les témoignages nous manquent pour bien suivre l’évolution de la danse chez les Acadiens de l’Île, surtout avant le début du 20e siècle. En nous basant sur la maigre documentation disponible, nous pouvons avancer que la danse traditionnelle chez les Acadiens a connu une évolution constante. D’ailleurs, à la fin du 19e siècle, on faisait la remarque que les jeunes Acadiens ne dansaient plus comme les générations précédentes. Les personnes les plus âgées tenaient sans doute le même discours au milieu du 19e siècle! Nous pouvons affirmer, cependant, qu’au début du 20e siècle, de nouvelles danses se sont implantées dans les villages acadiens, à savoir les quadrilles et les « sets » carrées.

      Nous ne savons pas exactement comment ces nouvelles danses sont arrivées en milieu acadien, mais il certain que les Acadiens de l’époque étaient loin de vivre en isolement. Depuis longtemps, ils étaient entourés et parfois entremêlés de gens d’origine irlandaise et écossaise. De plus, avec le phénomène de l’urbanisation, ils fréquentaient ou habitaient de plus en plus les centres comme Summerside et Charlottetown. Il y avait aussi des va-et-vient entre tous les endroits où les Acadiens insulaires se sont installés à partir de 1860, comme le comté de Kent, au Nouveau-Brunswick, et la vallée de la Matapédia, au Québec. La première vague d’immigration vers les villes industrielles de la Nouvelle-Angleterre dans les années 1870 aurait facilité les échanges et l’apprentissage de danses nouvelles. Comme les jeunes d’aujourd’hui, les jeunes d’autrefois étaient sûrement attirés par la nouveauté.

Notes de fin

[i]. “Diary of William Drummond,” The Island Magazine, Number 2, 1977, p. 30.

[ii]. John MacGregor, British America, Volume II, Edinburgh et London, 1832, pp. 202-203.

[iii]. Barbara Le Blanc, Tous Ensemble: Guide pour l’enseignement des danses traditionnelles acadiennes dans les écoles, Halifax, Danse Nova Scotia, 2004, p. 2. French and English versions available online.

[iv]L’Impartial, 10 février 1898, p. 4

[v]L’Impartial, 14 février 1907, p. 4.

[vi]L’Évangéline, 23 février 1893, p. 2

[vii]L’Impartial, 26 février 1904, p. 5

[viii]. Centre d’études acadiennes Anselme-Chiasson (CÉAAC), coll. Georges Arsenault, enreg. 1206, entrevue avec Hélène Arsenault (1890 -1984 ), Saint-Gilbert, Î.-P.-É.

[ix]. Marie Anne Arsenault et Alice Richard, Échos du passé : Recueil d’histoires orales, Abram-Village, Coopérative d’artisanat d’Abram-Village, 1998, p. 256.

[x]. CÉAAC, Georges Arsenault Collection, ms. 8.

[xi]. Anselme Boudreau, Chéticamp : Mémoires, Moncton, Éditions des Aboiteaux, 1996, p. 182.

[xii]. En 1957, l’ethnologue Simonne Voyer a annoté un Reel à quatre tel qu’on le dansait à Chéticamp, au Cap-Breton. Barbara LeBlanc le présente dans son ouvrage Tous ensemble : Guide pour l’enseignement des danses traditionnelles acadiennes dans les écoles, op. cit., p. R1 à R 14.

[xiii]. Anselme Boudreau, op. cit., p. 182.

[xiv]. L’ethnologue Simonne Voyer a recueilli un Reel à huit à Chéticamp en 1957 qu’elle a publié dans son ouvrage La danse traditionnelle dans l’est du Canada. Quadrilles et cotillons, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1986, p. 382-387.

[xv]. Marie Anne Arsenault and Alice Richard, op. cit.

[xvi]. Simon Voyer a recueilli un « quadrille » à Saint-Chrysostome en 1958 qu’elle a publiée. Voir op. cit., p. 165-171.