LES DANSES CARRÉES

Beaucoup d’Acadiens gardent de bons souvenirs des fameuses soirées dansantes dans les maisons. La cuisine était l’endroit dans la maison où la famille, la parenté et les voisins se rencontraient.

Comme l’explique Georges Arsenault :



En général, la cuisine était la plus grande pièce dans la maison et la plus chaude pendant les mois d’hiver. C’est là où se tenaient la plupart des rassemblements, des veillées et des danses. Le salon est devenu commun dans les maisons acadiennes à partir des années 1860. Cependant, cette partie de la maison était réservée aux occasions spéciales. On ne l’utilisait pas pour les soirées où il y avait une foule de gens et des danses carrées. (Arsenault, 1998)



La plupart du temps ces soirées avaient lieu à des occasions spéciales comme les noces et les jours gras. Les danses commençaient après le souper et se poursuivaient parfois jusqu’à l’aube. La cuisine se remplissait d’autant de couples de danseurs qu’elle pouvait tenir et la musique était fournie par un violoneux ou un joueur d’harmonica.

Le diacre Cyrus Gallant (1933–2013), danseur bien connu, décrit les soirées dansantes dans les premières décennies du 20e siècle :



C’était comme s’il y avait un battement de coeur dans la salle, les gens ne pouvaient pas y résister – il fallait qu’ils se lèvent pour danser. C’est impossible à décrire, parce que ça ne se voit plus. Les gens ne pouvaient pas s’empêcher de danser. (Gallant, 2012)



Members of the Club Ti-Pa dance at a Christmas party hosted by Eileen Chiasson Pendergast in Saint-Louis, 1974 or 1975. Coll. Théodore Thériault.

Dans son article publié dans The Island Magazine, Carmella Arsenault décrit la place centrale qu’occupaient les danses carrées pendant les festivités du Mardi gras :



Les célébrations les plus intenses se déroulaient le Lundi et le Mardi gras, les deux derniers jours avant le Carême. Lundi après-midi, les gens commençaient à faire des visites dans le but de trouver un bon endroit où danser le soir. Une fois l’endroit choisi, cela ne prenait pas beaucoup de temps avant que la parenté et les amis remplissent la maison. D’après Leah Maddix d’Abram-Village, toute la famille venait et, bien entendu, les gens s’attendaient à rester pour le souper. On commençait à vraiment s’amuser après le souper. Les gens se mettaient à faire des danses carrées et des gigues, accompagnées du violon et parfois aussi de l’harmonica. Les danses carrées s’enchaînaient. Une informatrice de Saint-Édouard dit : « On dansait toute la soirée. Dès qu’une danse s’arrêtait, il y avait un groupe de garçons qui attendaient nous demander la prochaine danse. D’habitude je ne manquais pas une seule danse. Le lendemain j’avais tellement mal aux orteils que je pouvais à peine marcher. »

Les fêtards ne rentraient chez eux qu’à l’approche de l’aube. Parfois ils dormaient quelques heures avant que les danses reprennent mardi après-midi. La plupart du temps, ils ne dormaient pas du tout et ils faisaient quelques heures de travail avant de se réunir de nouveau.
(Carmella Arsenault,, « Acadian Celebrations of Mardi Gras », The Island Magazine no. 4, 1978, p. 30)




Voici tout l’article sur le Mardi gras acadien ici.

On dansait aussi aux pique-niques. Souvent les pique-niques servaient à ramasser des fonds pour la construction d’un bâtiment dans la communauté. D’habitude, le pique-nique comprenait un repas, des jeux pour adultes et enfants, une vente d’artisanat, une fanfare, ainsi que la musique et les danses traditionnelles.

Dans un article publié en 1980, Marie Anne Arsenault décrit comment les danses carrées se déroulaient l’après-midi du pique-nique pendant la première moitié de 20e siècle :



Durant l’après-midi du pique-nique il y avait des danses carrées. on construisait un « platform » avec des planches et c’était « great » pour danser. Il y avait des violoneux en masse et on s’amusait bien!” (Arsenault, Marie Anne. La Petite Souvenance, Société historique acadienne de l’Î.-P.-É., vol. 3, 1980)



Grade one and two students at Abram-Village school getting ready to do a square dance at the 1959 Christmas concert. 1st row: Judy Savage, Gloria ( à Edgar) Gallant, Lydia (à Cyril) Arsenault, Lise (à Phil) Arsenault. 2nd row: Jacques (à Arthur) Arsenault, Léonce (à Edgar) Gallant, Eldon (à Léo) Gallant, Éric (à Ida) Gallant.
Photo taken by teacher Marie Maddix (Coll. Georges Arsenault).

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LE CLUB TI-PA

Fondé en 1974, le Club Ti-Pa était une coopérative socio-culturelle qui servait la région de Tignish-Palmer Road et qui avait comme mandat de préserver et promouvoir la culture acadienne dans la région. En 1975, le Club a mis sur pied plusieurs projets culturels, y compris les leçons de danses traditionnelles. Les danseurs du Club Ti-Pa ont fait des prestations de danses acadiennes traditionnelles dans les salles paroissiales, les écoles et les festivals à travers l’Île.

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Dancers from le Club Ti-Pa perform at the Festival acadien de la région Évangéline, ca. 1980. Coll. Georges Arsenault.

Le Club 50 à Abram-Village était un club social où on faisait des danses carrées. Amand Arsenault se souvient qu’au Club 50 il y avait des danses tous les samedis soirs accompagnées par des musiciens et aussi au Club social français à Summerside, ainsi que dans d’autres salles communautaires où les gens se réunissaient pour les danses carrées et les valses.

À partir du milieu des années 1950, les danses carrées deviennent moins populaires. C’était surtout le cas dans les maisons privées. De plus en plus, les danses sociales se tenaient dans les salles publiques où les danses traditionnelles ont été remplacées graduellement par d’autres formes de danses comme la valse et le foxtrot. Le jive et d’autres danses modernes font leur apparition dans les années 1950 et 1960.

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LES DANSES

D’habitude les danses carrées se faisaient au pas marché, mais parfois les danseurs giguaient quand ils exécutaient la figure de la promenade. On faisait toujours certaines figures, mais le diacre Cyrus Gallant se souvient des fois où les danseurs ajoutaient des « nouveautés » aux vieilles figures favorites. Il décrit, par exemple, une soirée dans une maison où les femmes dansaient les yeux bandés près du poêle de la cuisine (quelques-unes portant des talons aiguilles) pendant que les hommes essayaient de les tromper en changeant de partenaires.

Le Quadrille de l’Île-de-Prince-Édouard

Le 13 juillet 1958, la folkloriste québécoise Simonne Voyer (1913-2013) a documenté un quadrille à une soirée chez Monsieur Amédée Arsenault de Saint-Chrysostome. Les musiciens recrutés pour l’occasion étaient le violoneux Eddy Arsenault, qui avait 37 ans, et son frère Amand Arsenault, 30 ans, qui l’accompagnait à la guitare.

Simone Voyer a nommé ce quadrille le « Quadrille de l’Île-de-Prince-Édouard » et elle l’a décrit dans son livre La danse traditionnelle dans l’est du Canada: quadrilles et cotillons publié en 1958. Ce quadrille en carré simple était dansé par quatre couples et comprenait trois parties. Les danseurs connaissaient le titre de la troisième partie seulement.

Pour de plus amples détails sur la vie et l’oeuvre de Simonne Voyer, cliquez ici.

Le Quadrille de Prince-Ouest et autres danses favorites

En 1974, l’historien et folkloriste Georges Arsenault a documenté quatre danses du répertoire d’Augustin Gallant (1905-1979) de Cap-Egmont dans la paroisse de Mont-Carmel. Augustin était un « calleux » bien connu dans la région. La première des quatre danses s’appelle « La borbis » alors que les autres sont identifiées simplement par leur figure principale, telle que « L’homme à deux femmes » et « Quatre mains en rond ». Par la suite on a chorégraphié « La borbis » pour les Danseurs Évangéline.

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Members of the Club Ti-Pa dance a promenade figure at a house party in Saint-Louis, 1974 or 1975.
Coll. Théodore Thériault.

En 1980, Arsenault a documenté le Quadrille de Prince-Ouest d’après les souvenirs de sa mère, Aldine Arsenault d’Abram-Village (1916 –1998), et de ceux de sa tante Lorette Fennessey de Tignish. Toutes les deux sont nées à Saint-Édouard dans la paroisse de Palmer Road dans l’ouest de l’Î.-P.-É. Comme Georges Arsenault explique : « C’est la danse que tout le monde connaissait et la seule danse carrée qu’on faisait dans les soirées dansantes dans les maisons. Ce n’était pas une danse câllée ».

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Aldine Arsenault (Perry) et Lorette Fennessey, 1980.
Coll. Georges Arsenault.

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LA DANSE ET LE CLERGÉ

Pendant longtemps, le clergé désapprouvait la danse carrée et certains prêtres interdisaient toute danse avec des contacts corporels. Parce qu’elle se faisaient en solo, la gigue était tolérée même les dimanches alors que les danses carrées étaient interdites. (Arsenault, 1998)

Dans un article publié dans La Petite Souvenance en 1985, le père Emmanuel Gallant de Mont-Carmel a partagé ses souvenirs des relations entre les prêtres et les paroissiens. Il décrit la visite de deux prêtres qui sont venus à l’Î.-P.-É. sur l’invitation du curé de la paroisse pour participer à une retraite. Les prédicateurs en question ont condamné la danse comme pêché très grave. Le père Gallant, qui comprenait très bien l’importance de la danse dans la vie sociale des Acadiens, explique sa réaction et celle des gens de la communauté devant la protestation publique des prêtres :

 



Les prédicateurs avaient condamné la danse comme quelque chose d’épouvantable, disant que ceux et celles qui avaient permis ces danses dans leur maison pourraient se voir refuser l’absolution. Une dizaine de femmes furent vraiment troublées dans leur conscience. Tout le monde parlait de cela, et je me rappelle des réflexions de mon père à ce sujet: « Le Saint Roi David a bien dansé devant l’Arche d’alliance », et il ajoutait : « Quant à moi, je ne fais certainement pas de mal dans ces danses carrées ou quadrille, car la seule chose à laquelle je pense, c’est de ne pas me tromper ». Plusieurs hommes sont allés voir le curé qui était alors le Père Théodore Gallant, natif de Baie-Egmont. Le dimanche suivant, le curé annonça en chaire: “À l’occasion de certaines noces j’ai vu moi-même les danses qui ont lieu dans la paroisse, et comme prêtre, je ne vois aucun mal dans ces danses. C’est un moyen pour vous d’exprimer votre joie, et vous divertir. Alors vous pouvez continuer à danser comme cela.” (Père Emmanuel Gallant, “La Vénération des gens à l’égard des prêtres,” La Petite Souvenance no. 13, 1985)



D’après la tradition orale dans la région, la pratique de la danse assise (podorhythmie) a commencé en raison des interdictions imposées sur la musique et la danse par l’Église catholique (Forsyth 2011, 80-83; Ouellette 2005, 33). Selon les descriptions du père Gallant, cependant, il ne semble pas avoir de preuve que ce soit le cas dans les communautés acadiennes. Il est plus probable que l’émergence de la danse assise est due au manque d’instruments d’accompagnement comme l’harmonium, le piano ou la guitare et aussi à la visibilité accrue de cette pratique dans la musique québécoise traditionnelle. Néanmoins, il y a maintes histoires sur l’interdiction de la danse. Un musicien âgé raconte qu’il a entendu une histoire au sujet d’un prêtre qui passait devant les maisons et qui regardait par les fenêtres afin de s’assurer que les gens respectaient la bienséance imposée. Pour éviter l’oeil attentif du prêtre, la tradition de la danse assise s’est développée pour masquer l’accompagnement aux chansons. Dans la même veine, une jeune musicienne raconte qu’après avoir eu tous ses instruments confisqués, son arrière-grand-père au Nouveau-Brunswick tapait du pied pour créer un accompagnement musical.