LA DANSE ACADIENNE
À L'ÎLE-DU-PRINCE-ÉDOUARD

Par Pierre Chartrand

Danse et gigue acadiennes de l’Île-du-Prince-Édouard, qu’en est-il? Que pouvons-nous affirmer sur le sujet, et selon quels moyens? Est-ce que la danse traditionnelle pratiquée à l’Île-du-Prince-Édouard est ou fut différente selon le groupe linguistique et culturel visé, ou pour le dire autrement, est-ce que les anglophones dansent différemment des francophones de l’Île ou même des Maritimes, sinon dans le nord-est de l’Amérique? Ou encore… a-t-il existé un large répertoire de danses, dites aujourd’hui traditionnelles, qui fut largement partagé dans le nord-est de l’Amérique durant le début du vingtième siècle?

Pour cela il nous faudrait un large éventail de collectes tant des anciennes danses traditionnelles chez les Acadiens que chez leurs voisins anglophones. Le corpus que nous avons en main n’est cependant pas énorme. Pour la communauté acadienne, nous avons environ cinq ou six danses acadiennes collectées à l’Île, essentiellement grâce à Georges Arsenault, environ le même nombre pour le Nouveau-Brunswick (la majorité décrite par Simonne Voyer), un peu plus pour la Nouvelle-Écosse (Simonne Voyer et Barbara LeBlanc).

Pour les danses pratiquées chez les anglophones des Maritimes nous pouvons faire appel principalement aux collectes de Laura Sadowsky et Barbara LeBlanc (sous l’égide de Carmel Bégin), ainsi que celles de Simonne Voyer. Les premières datent des années quatre-vingt, les secondes de la fin des années cinquante. N’oublions pas quelques danses de Terre-Neuve décrites par Colin Quigley.

Danses de figures

Que trouvons-nous comme répertoire collecté à l’Île-du-Prince-Édouard? M. Georges Arsenault a recueilli les danses suivantes (sauf omission) dans les années soixante-dix :

  1. Danse de la Borbis (Cap-Egmont)
  2. Autre danse de Cap-Egmont
  3. Advance and Leave Your Lady
  4. Four Hands Around
  5. Quadrille de Prince-Ouest

Les première, deuxième et quatrième danses sont typiques des « danses carrées » (ou danse câllées, ou sets carrés ou câllés, au choix, selon la région). Ces danses sont reconnues comme étant de provenance américaine et se sont diffusées dans l’est du Canada vers la fin du 19e et début du 20e siècle. La Danse de la Borbis (brebis) est l’équivalent de la danse appelée Queue du loup au Québec, ou Wind up the Grapevine au Missouri.[1] Il est d’ailleurs intéressant de voir les disques 78 tours des années vingt et trente porter souvent comme titres « Sets américains, 1ère partie, 2e partie… » (voir le Gramophone virtuel). Ces titres « américains » disparaîtront lentement dans les décennies suivantes, lorsque nos populations auront tout à fait adopté ces nouveaux répertoires.

La troisième danse Advance and Leave Your Lady tient également du set bien quelle présente une figure de quadrille : L’homme à deux femmes. Cela est assez fréquent, comme dans les Mains blanches au Québec, ou Two Little Hobos dans le sud des États-Unis.

Le Quadrille de Prince-Ouest est définitivement un quadrille, avec ses cinq parties. Rappelons que les quadrilles se sont développés à la fin du 18e siècle en France, puis se sont par la suite répandus en Europe à la fin des guerres napoléoniennes. Ceux-ci arriveront donc généralement en Amérique du Nord dans les années 1820.[2] Il ne faut cependant pas confondre ce quadrille ancien à cinq parties avec le terme générique de « quadrille » qu’on applique souvent à toute danse de forme carrée, qu’il s’agisse d’un set carré, d’un cotillon ou d’un réel quadrille.

On voit donc que l’essentiel du répertoire collecté date sans doute du début du 20e siècle et s’apparente à la grande famille des sets carrés. Cette familiarité du répertoire de l’Île avec celui des États-Unis n’est pas une exception, ni pour les populations acadiennes ni dans l’est du Canada en général. Citons, comme exemple, le fameux Quadrille de Chéticamp (S. Voyer, ainsi que B. LeBlanc) qui provient principalement du Dick’s Quadrille Book and Ballroom Prompter publié en 1878 aux États-Unis et longtemps offert via le catalogue Eaton.

La gigue

Quelques danses de figures giguées sont authentifiées pour le 20e siècle à l’Île-du-Prince-Édouard bien qu’aucune d’elles n’ait pu être collectée avant l’arrêt de sa pratique (les reels à 4 sont par exemple cités dans certains textes). La gigue y est donc essentiellement une forme de danse solo, qui peut aussi être pratiquée à deux ou trois personnes, sans être pour autant intégrée à une danse traditionnelle de figures.
La gigue de l’Île est fort belle et de grande qualité. Eddy Arsenault, le célèbre violoneux de l’Île, y allait même de ses pas, sans parler de sa fille Hélène, une des meilleures gigueuses de sa génération.

Pour avoir collecté des pas chez diverses personnes de l’Île en 2008, dont Edna Arsenault, Avola Gallant, le Père Éloi Arsenault (frère d’Edna), je fus en mesure de voir que quantité de « vieux pas » de l’Île ne différaient guère, sinon pas du tout, d’avec ceux que j’avais pu observer au Québec dans les années soixante-dix chez quantité de danseurs, de différentes régions.

En fait il me semblait de plus en plus évident que tout l’est du Canada avait un fond commun de pas qui n’avait peut-être commencé à se différencier que dans la seconde moitié du 20e siècle, puisque les plus vieux danseurs (ceux nés dans la première partie du 20e siècle) avaient souvent une majorité de pas en commun, quelle que soit la région ou la province.

Ainsi le même pas de base (pas de reel, rant step ou autre nom…) semble prévaloir dans les différentes cultures populaires du Canada. Notons cependant qu’à l’inverse des sets carrés d’origine américaine, ce pas de base n’est pas à ma connaissance pratiqué aux États-Unis et semble plutôt provenir de Grande-Bretagne.[3]

La majorité des autres pas des danseurs les plus anciens de l’Île se retrouvent dans de multiples régions du Canada, sauf peut-être une exception! Il s’agit d’un pas observé tant chez les Arsenault de Mont-Carmel que chez Avola Gallant d’Abram-Village ou même chez M. Després à Rivière-au-Renard (Gaspésie). Appelons-le pour le moment le chug des Maritimes.[4] Je n’ai jamais observé ce pas hors de la zone atlantique, et l’ai également trouvé, grâce à la collecte de Carmel Bégin et Barbara LeBlanc au Cap-Breton chez les Mi’kmaq (au début des années quatre-vingt).

Ce pas diffère sensiblement des pas d’origine britannique par son style, et ressemble donc plus au chug des Appalaches américaines. Sa présence chez les Mi’kmaq ainsi qu’en Gaspésie, et son absence au Québec (sauf en Gaspésie) ou en Ontario, nous porte à croire qu’il pourrait peut-être y avoir une influence ou une origine amérindienne pour ce pas. D’autant plus que la Gaspésie comme l’Île-du-Prince-Édouard ou le Cap-Breton sont dans l’ancienne zone culturelle des Mi’kmaq. Bien des recherches restent à faire pour étayer cette hypothèse d’une possible origine ou influence amérindienne. Cette hypothèse pourrait également confirmer ou non une influence ou apport transfrontalier avec les États-Unis, en ce qui concerne la gigue.

L’Île-du-Prince-Édouard dans le nord-est de l’Amérique

Que ce soit pour les danses de figures ou pour la gigue de l’Île-du-Prince-Édouard, on peut voir que ces deux pratiques sont relativement conformes à ce qui se fait en général dans l’est du Canada. Les danses de figures seraient surtout d’origine américaine et la gigue plutôt influencée par les îles Britanniques. Reste le cas fascinant du chug des Maritimes qui, je l’espère, pourra être plus profondément étudié prochainement.

Il est clair que le nord-est de l’Amérique partage de grands pans de sa culture populaire, comme de son histoire ou, bien sûr, de son environnement naturel. Et la culture dansée de l’Acadie de l’Île-du-Prince-Édouard, si belle et vivante, est en ce sens bien représentative de ce grand ensemble culturel.

Notes

  1. Consulter les collectes de Bob Dalsemer : West Virginia Squares Dances et Traditional Dance in Missouri.
  2. Pour plus de détails, consulter Chartrand, Pierre, « Du set au cotillon… Petite introduction à la danse traditionnelle québécoise et à ses genres… » (Centre Mnémo, 1, no. 4, Printemps 1997).
  3. Pour plus de détails, consulter Chartrand, Pierre, « La gigue québécoise dans la marge de celle des îles Britanniques » (Centre Mnémo, 12, no. 1, Hiver 2009).
  4. Je choisis temporairement ce terme puisque le pas ressemble au chug des Appalaches.